D’où je viens ? Quel était mon crime ? Ma forme originelle ? Vous ne pourriez pas comprendre ; autant parler de théories quantiques à un petit chaton. Votre cerveau est incapable d’assimiler mon univers. Et même vos mots seraient insuffisants pour le décrire. Vous et moi ne sommes pas du même monde, c’est tout.
Cela dit, quand j’ai ouvert mes yeux d’humain pour la première fois, ma sanction m’a paru bien indulgente : le cadre était charmant ; les sons, par exemple, étaient pour moi une nouveauté… tout semblait chanter ! Bien sûr, j’étais banni de chez moi, à jamais, la sentence était irrévocable – mais ma prison n’avait pas l’air désagréable. Pas au premier regard, en tout cas. Je gardai quand même à l’esprit que ma présence ici était un châtiment, et je restais donc vigilant. J’ai essayé de m’élever dans les airs pour explorer ce monde d’un peu plus haut mais j’étais… coincé. Prisonnier d’un volume, d’un corps ; le mien. Et je ne pouvais pas en sortir. Eh oui, voyez-vous, là d’où je viens, nous n’avons pas… une enveloppe charnelle, comme vous dites.
Puis j’ai perçu, tout autour de ce corps où j’étais confiné, de l’amour et de la bave. C’était ma mère. Enfin, dans mon monde, les mères non plus n’existent pas, et ce n’était pas vraiment la mienne, vous vous en doutez. Mais j’ai senti son amour. Cela, chez moi, ça existe. Et j’ai senti sa bienveillance. Elle m’embrassait dans le cou en chatouillant mon ventre. C’était il y a plus de cent mille ans, mais je m’en souviens comme hier. Mon tout premier contact avec votre espèce et tout paraissait idyllique. Puis, avec les siècles, j’ai fini par comprendre.
J’ignore si mes juges ont choisi exprès un corps de nourrisson pour mon premier corps humain. Je ne sais si l’ironie les a guidés, une cruauté subtile, ou le hasard. Mais moi, pauvre condamné, dans ces bras maternels, j’ai tout de suite souri. J’étais sans amour depuis trop longtemps ; mon crime m’avait rendu haï de tous.
Cela dit, je ne suis pas foncièrement mauvais – je vous l’assure. J’ai seulement commis un crime atroce.
N’en parlons plus.
Et revenons à ma vie de bébé. Bien sûr, je ne savais pas encore ce qu’était un bébé. Je découvrais tout ; les couleurs, les bruits, les voix, le vent, mon propre corps… Rien de cela n’existe dans mon monde. J’étais justement comme un nouveau-né. Exceptées ma conscience, la mémoire de mon passé, et mon intelligence – largement supérieure –, le reste de mon rapport à la vie terrestre a grandi avec ce nourrisson ; mon premier corps.
C’est à travers ce corps que j’ai appris votre espèce et votre monde. Ma mère, la tribu, manger, marcher, le retour des chasseurs, la cueillette des fruits, marcher, les déplacements, les campements, le feu, l’étreinte vespérale de ma mère, marcher, courir, dormir – ou pas, le sang, le rire, tout ça, enfin, vous saisissez.
Ma mère reste d’ailleurs, à ce jour, mon plus beau souvenir. Elle était belle, enveloppante et douce. Pleine d’amour mais également de grâce. Ses gestes étaient lents, précis, harmonieux. Elle souriait, tout le temps. Elle aimait inspirer la vie, profondément, tout en fermant les yeux, et en montrant au monde entier sa joie d’exister. J’ignorais encore tout de votre espèce mais elle tranchait avec les autres. Elle ne prenait pas la vie au sérieux et cela, pour moi, veut tout dire.
Je peux aussi dire que j’étais sa fierté. Plus le temps passait, plus je grandissais, plus elle était fière de moi. Dans mon monde, la fierté n’existe pas vraiment ; elle serait en tout cas inappropriée. Mais j’avais quand même les outils pour cerner ce sentiment chez ma mère, le comprendre, et ressentir en retour la satisfaction conséquente. J’étais content de la rendre fière. Un enfant normal, pour dire les choses autrement.
J’ai d’ailleurs compris très vite mon aptitude à percevoir vos intentions cachées. Vous pouvez appeler ça « télépathie », mais votre langage n’a toujours pas, à ce jour, inventé le mot juste. Voyez-vous, ça n’est pas vraiment de la télépathie ; plutôt une observation basée sur des critères que votre espèce ne mesure pas encore. Les micro-expressions, les gestes à peine esquissés, les respirations, les espaces entre les sons, les interruptions de mouvements… Bien avant l’invention du langage, je comprenais parfaitement les intentions des autres.
Longtemps, je me suis demandé pourquoi vous, qu’est-ce qui vous différenciait des autres animaux de ce monde. Il me semblait bien que vos grognements étaient plus élaborés que ceux des autres mammifères – d’ailleurs, votre espèce n’allait pas tarder à parler. Mais quelques nuances de marmonnements me semblaient bien peu pour justifier le choix de mes juges. Pourquoi ici, pourquoi vous ? Je n’aurais même pas su dire si vous étiez plus intelligents que les autres.
Enfin…
Ma mère est morte quand j’avais huit ans. Je crois. De mémoire. À l’époque, nous ne comptions pas les années. À peine les jours. Peut-être les saisons, mais comme nous ne parlions pas, impossible d’affirmer cela de façon certaine. En revanche, nous connaissions les cycles de chasse. D’ailleurs, c’est une dizaine de jours après la mort de ma mère que le chef de la tribu m’a emmené chasser pour la première fois. Grâce à mes aptitudes mentales, j’avais compris, au moins dans les grandes lignes, qu’il envisageait de me prendre sous sa protection ; que cette partie de chasse était une sorte de test.
Nous avons marché pendant des heures et j’ignorais ce qui m’attendait. Puis nous nous sommes arrêtés soudainement : au loin, une antilope buvait de l’eau. Le chef de la tribu en était aussi le meilleur chasseur, et son épieu a atteint la bête en plein cœur. Elle s’est écroulée. Nous nous sommes approchés et j’ai commencé à trembler. Le chef m’a regardé d’un air sévère, féroce et menaçant. Tous les hommes de la tribu nous accompagnaient et le chef, malgré ses ongles noirs et ses morves pendantes, attachait grande importance aux apparences : pour mériter de devenir son protégé, je ne devais montrer aucune lâcheté, sous peine de châtiment exemplaire et violent. Et, même si j’avais été incapable de percevoir les intentions, il n’avait besoin d’aucun mot, d’aucun langage pour m’envoyer ce message, dans les moindres nuances, d’un simple regard.
J’ai pris une profonde inspiration et je me suis repris. Nous nous sommes approchés de l’antilope. Elle gigotait encore. Le chef a arraché un bout de viande et me l’a tendu. Depuis mes premières dents humaines, j’avais toujours aimé la viande, mais là, brusquement, bêtement, dans ce bout d’antilope, j’ai vu un peu de ma mère. Puis je me suis souvenu qu’elle n’était pas ma mère, que je n’avais pas de mère, que je n’étais même pas humain, et j’ai mordu dans la chair. Avec plaisir et jouissance.
Le chef m’a regardé, fier et satisfait, et m’a gratifié d’une tape sur l’épaule.
À partir de ce jour, il m’a en quelque sorte adopté. À l’époque, voyez-vous, les pères n’étaient pas identifiés comme tels puisque rien ne semblait relier l’accouplement aux naissances. Je suis donc devenu à la fois son apprenti et ce qui se rapproche le plus d’une progéniture.
Et donc, sous sa protection, avec ses enseignements, et en quelques semaines, je suis devenu le plus jeune chasseur de la tribu. J’étais de toutes les sorties. Et j’ai appris à aimer ça, dans chaque détail ; du sentiment de puissance quand l’arme transperce une proie jusqu’au goût du sang sur la langue et les dents. Et je ne pensais presque jamais à mon monde d’origine ; j’étais dans la magie du moment. Mais sans être dupe. Je savais bien que ma punition n’était pas juste un exil. Je savais bien que, chez vous, quelque chose de terrible m’attendait.
La première fois que je suis mort, je devais avoir dix ans… un matin de printemps. Je longeais une grotte voisine quand j’ai vu, sur le sol, s’approchant de moi, une atroce créature. J’avais déjà croisé des insectes, araignées, serpents, j’avais croisé des mammifères menaçants par leur taille, leurs griffes ou leurs crocs, et je n’avais jamais eu peur de rien. Mais là, devant ce tout petit monstre, j’ai paniqué. Sa couleur… cet écœurant marron… sa façon de se déplacer… ses pattes, ses antennes… J’ai eu si peur que je me suis mis à pleurer. Devant un stupide, horrible petit cafard, j’ai pleuré. Et surtout devant les hommes de la tribu qui ont, comme un seul, éclaté de rire à ce spectacle. Ils riaient, me montrant du doigt, pliés en deux. Le chef de la tribu est devenu rouge, écarlate, cramoisi, violet, bouillonnant, fumant, écumant. Je me suis mis à courir, pleurant toujours, accompagné par une chorale de rires moqueurs. Il m’a rattrapé très vite. Et il s’est mis à cogner. Cogner. De toutes ses forces. Ce n’était pas tant la déception que la frustration d’avoir perdu tant de temps pour former un lâche. J’ai hurlé, je me suis protégé de mes mains, mais il s’est juste mis à cogner encore plus fort que de toutes ses forces – on aurait dit qu’il avait emprunté aussi les forces réunies de tout le campement.
Un de nos voisins de campement, justement, s’est approché pour nous séparer. Mais le chef était déchaîné. Le voisin a alors essayé de l’immobiliser. Alors le chef m’a repoussé avec toute la violence du monde et mon crâne s’est fracassé contre un rocher.
J’ai vu un bref éclair blanc.
Puis je me suis vu, moi-même, étendu dans mon propre sang. Gisant sans vie.
Je me suis reconnu car j’avais souvent contemplé mon reflet dans l’eau. Et devant mon joli visage sanglant et déformé, j’ai détourné les yeux. Le chef regardait en direction du cadavre, en soufflant comme un buffle. J’ai fait pivoter ma tête, du chef au cadavre et du cadavre au chef, plusieurs fois. Je ne voyais pas le voisin. J’ai regardé tout autour. Je voyais des hommes et femmes de la tribu qui s’approchaient, je voyais le chef, toujours au même endroit, je voyais mon cadavre, tout aussi immobile… mais aucune trace du voisin. Puis j’ai pris conscience que le corps où j’étais maintenant confiné n’était plus le même.
Tout le monde s’attroupa autour du petit cadavre. Une des femmes tâta le pouls du garçonnet puis hocha tristement la tête. Le chef était toujours immobile, toujours soufflant de colère.
Et moi j’ai commencé à marcher. Dans mon nouveau corps. Ce corps d’adulte auquel je devais m’habituer. J’ai marché dans la direction opposée au campement. Personne ne m’a retenu ; une mort brutale, en général, ça occupe.
J’ai marché sans penser à rien, pendant plusieurs heures. Et puis j’ai réalisé autre chose ; je n’avais pas seulement pris le corps du voisin, sa conscience et sa volonté… j’avais maintenant accès à ses souvenirs.
J’ai marché en découvrant, dans ma mémoire, les moments de sa vie. C’était intéressant, instructif, et parfois drôle.
J’ai marché pour ne plus penser à rien pendant un long moment.
Et pour m’éloigner.
De vous.
Des humains.