Sama - Meilleur Roman Policier du monde !

Patricia Moukarzel
« Tout chef-d’œuvre littéraire commence par une citation. »
Dr Remi Ingman
 
 

Premier jour : Nouveau départ
 
 
Je me lève. Et je bouscule mon cerveau. Il ne se réveille pas. Comme d’habitude ?
Je ne sais pas qui je suis. Première pensée du jour. L’unique pensée apparemment. J’ai beau me gratter la cervelle comme une lampe magique, aucun souvenir n’en sort. Mon corps est allongé dans un lit. Le mien, je suppose. Je suis sur le côté gauche, le dos à une fenêtre qui devrait filtrer les rayons matinaux ; mais il fait gris dehors. Dans le coin le plus éloigné de la pièce, je distingue un bureau, mais rien dessus pour me rafraîchir la mémoire. Aucun souvenir de mon identité, ni de l’endroit où je me trouve ; cela ne me dérange pas. Pas plus que le cadavre qui dort à mes côtés. Je sens sa présence, alourdissant le lit, et en effet, quand je me retourne, le voici tout contre moi, à poil, fixant le plafond. Je me couvre les yeux et marmonne un « Pardon ! ». Apparemment, je suis pudique.
 
Puis, enfin, une nouvelle pensée : Qui diable est cette femme ? Je me demande ce qu’elle fait là, mais pas si elle s’y trouve depuis longtemps. En effet, à en juger par l’odeur – ou plutôt par son absence – il s’agit d’une nouvelle venue.
J’ai… faim. Je m’extirpe du lit à la recherche de ravitaillements dans cet appartement composé d’une seule pièce. J’apprécie la simplicité et la clarté de l’espace. Pas d’architecture complexe, pas de cachotterie. Le frigo est juste à côté de la fenêtre, qui est plus grande que je croyais. Il est propre de tout contenu. Je vais donc devoir réfléchir l’estomac vide. Je me demande si je suis cannibale ; ça tomberait bien, avec un cadavre frais à portée de main. Mais je ne trouve pas l’idée alléchante. Je ne m’y attarde donc pas.
 
Encore une pensée : Je devrais découvrir l’identité de la défunte. Déjà, pour me blanchir quand la police viendra la récupérer et m’arrêter pour son meurtre. Car cette femme a été tuée ; étranglée, comme l’indiquent les marques sur sa gorge. Marques infligées par mes mains ? Je n’ai aucune idée de l’identité de la victime. Je me demande si je l’ai connue ; aimée même. Avant. Quand j’étais encore moi. S’agit-il d’un crime passionnel ? Suis-je le genre de personne capable d’homicide ? Est-ce un sentiment de culpabilité qui a remis ma mémoire à zéro, pour effacer toute trace de mon acte regrettable ? Je ne sais pas. Et ce n’est pas grave. Je ne m’en soucie pas vraiment. Je parcours les tiroirs du bureau à la recherche d’indices. Pour savoir qui je suis, ou du moins si j’habite ici. Mais l’espace est aussi vacant que mon cerveau. L’ensemble que je porte est dépourvu de poches, donc pas de portefeuille ni de carte d’identité à l’horizon. Trop de mystère. Ça devient lassant.
Il n’y a rien à manger dans ce maudit studio, mais la salle de bain offre tout un buffet de produits de toilette. Alors je prends une douche. En en sortant, je remarque l’absence de miroir.

Ce n’est pas plus mal ; parce que, si je puis me permettre, tu as l’air aussi mal que tu te sens.
 
Je cherche autour de moi l’origine de la voix, avant de me rendre compte qu’elle vient de l’intérieur. Je suis sur le point de lancer à Ma Tête un « Tiens, une revenante ! » – et revenue pour faire quoi au juste ? Des remarques déplaisantes à propos de mon allure ? Mais je me retiens, préférant garder le silence, parce qu’Elle me paraît si autoritaire que je doute de pouvoir lui tenir tête (jeu de mots involontaire). Je remets les vêtements formels que j’avais au réveil, balance au cadavre un « Salut ! Tu fais comme chez toi ! » et quitte le studio.
 
À l’entrée de l’immeuble, je parcours du regard les rangées de boîtes aux lettres. Une de celles de mon étage n’a pas d’étiquette. La mienne ? Quelqu’un ne veut pas recevoir de lettres de fans. Ou des menaces de mort.
 
L’appartement est dans une ville que je ne reconnais pas non plus. Elle est terne et bruyante. Le soleil n’a toujours pas daigné se montrer ; pourtant la rue est déjà bondée comme s’il était midi. Quelle heure est-il, au fait ? Cette question m’obsède jusqu’à ce qu’une piétonne, armée d’une valise à roues, me rappelle au présent déplaisant en me percutant. Alors que je me tenais sagement à la porte de l’immeuble. Encore un sens d’assailli. Que reste-t-il ? Pas le goût ; cette vilaine ville m’a ôté l’appétit. Je me mets à marcher d’un pas décidé, pour encourager mon cerveau à savoir où aller. Je me retrouve dans un quartier encore plus déplorable. Soudain, quelqu’un crie « Docteur ». Je suis sur le point de répondre que oui, j’ai besoin d’aide médicale, quand la crieuse s’approche, me serre la main avec enthousiasme et me demande ce que je fais si loin de la clinique, aussi tard dans la matinée. Je demande à l’étrangère quel genre de médecin je suis, espérant qu’elle prendra ma question pour un jeu de rôles et s’y prêtera. Contre tout attente, elle me répond. Ça ne devrait pas m’étonner. Je connaissais cette personne, et j’ai eu l’impression qu’elle ne me décevrait pas. Qui sait, peut-être avions-nous l’habitude de telles plaisanteries. Bref, c’est ainsi que j’apprends que je ne suis pas vraiment médecin, juste psy ; un médecin de la tête – pas la mienne, évidemment. La blagueuse me le dit avec un sourire béat, satisfaite de son trait d’esprit. Pour ma part, je ne trouve rien de drôle aux erreurs d’identité. Sans vouloir t’offenser, ton sens de l’humour n’est pas légendaire non plus. Je me retiens à nouveau de faire taire Ma Tête. De toute façon, Elle semble n’en faire qu’à sa tête (autre jeu de mots involontaire. Je ne le fais pas exprès).
Je tente ma chance et demande à la comédienne l’adresse de ma pseudo-clinique. Son sourire s’élargit au fur et à mesure qu’elle m’indique le chemin vers l’hôpital où, prétendument, j’exerce la médecine des têtes autres que la mienne.
 
L’hôpital est insipide, sans âme. Ma Tête m’informe que tous les établissements de santé sont ainsi. Sa réplique mérite d’ailleurs d’être rapportée telle quelle : Ils sont tous aussi insignifiants que ta tronche. Je n’ai d’autre choix que de La prendre au mot. Je commence quand même à douter de l’existence à mes yeux de quoi que ce soit de… bien. Ne serait-ce qu’un peu. Mais à quoi bon, tout m’est égal. Je devrais au moins découvrir mon nom. N’ayant pas eu la présence d’esprit de le demander à ma guide incrédule, je vagabonde dans les couloirs hospitaliers dans l’espoir que quelqu’un me reconnaisse. Je sens les feux de la faim se raviver mais, sans portefeuille, je ne peux rien acheter pour les éteindre. Au moins, je n’ai pas oublié comment le monde fonctionne.
 
Une femme en costume d’infirmière vient vers moi en souriant.
Ma Tête me fournit sur-le-champ la clé pour la faire parler : Candide a le complexe du sauveur. Avec son besoin compulsif de venir en aide aux désavantagés, elle te dira ce que tu veux entendre. Surtout qu’on dirait que tu viens de t’évader d’un asile.
Je prends une pause pour me féliciter de ma vaste connaissance de l’espèce humaine. Ces informations sont-elles des vestiges de mon existence passée ou est-ce mon instinct de psy qui est si développé ? J’intercepte la dame costumée et lui sers un mensonge, étonnamment bien ficelé, sur ma gueule de bois et son singulier effet secondaire. Elle me donne une tape sur l’épaule et, les larmes aux yeux, me fait promettre de me prendre en main avant de m’accompagner à mon bureau.
 
Le mur du couloir menant au bureau en question est placardé de plaques : les noms de mes collègues psychothérapeutes. Aucun ne m’est familier, alors je choisis celui qui sonne le mieux : Alex. Alex est solide, digne de confiance. L’existence n’a aucun secret pour Alex. Je me verrais bien en Alex.
« Mon » bureau est morose, mais je commence à me faire à cette tendance générale de la vie. Je découvre sans surprise qu’il est dénué de tout meuble, à part une chaise, et une table équipée d’un bloc-notes et d’un crayon.
Mon problème identitaire résolu, je n’ai plus rien à faire à part me vautrer autant que faire se peut dans la chaise, et attendre mon premier patient. Entre-temps, je note à regret l’absence d’un téléphone fixe dans ce triste bureau. Soit, je ne saurais pas qui appeler, mais je trouve inquiétant qu’on veuille m’ôter tout moyen de communication avec le monde extérieur. Sauf que je suis désormais en possession d’un bloc-notes. Je trouve sa laideur insultante, mais le feuillette quand même. Je tombe sur un mot gribouillé sur une feuille vers la fin.
 
« Ne fais pas ça. »
 
Banale comme citation. Sauf si le message m’est adressé… Ne fais pas quoi ? Ne perds pas la mémoire ? Ne te rappelle pas ? Ah oui, la défunte. On voulait probablement m’avertir : Ne tue pas la défunte. Trop tard. On ne va pas y passer la journée. Je ne m’attarde pas plus que ça sur cette quasi-confirmation de mon statut criminel. Ma Tête ricane : Quel choc… qui n’en est pas un. Ça ne me fait aucun effet. Sur ce, je me remets à m’affaler et à attendre.
 
Personne ne frappe à ma porte, pendant des heures, il me semble. Au fait, je n’ai toujours aucun moyen de savoir l’heure qu’il est. Je me lève brusquement de ma chaise à la recherche d’une machine à dire l’heure, sans succès. Comment un édifice entier peut-il faire fi des contraintes temporelles ? Le temps des médecins n’est-il pas supposé être en or ? Chaque seconde ne compte-t-elle pas quand il y a des vies en jeu ?
Je me retire dans mon nouvel antre pour bouillir tranquillement d’indignation face à la gestion désastreuse de l’hôpital ; jusqu’à ce que mon intestin bêle, m’indiquant que j’ai assez travaillé. Je décide d’en rester là pour aujourd’hui. Je prends l’ascenseur, y savourant la solitude d’un espace encore plus réduit que mon bureau. Hélas, deux étages plus tard, une femme l’envahit. Elle affiche un sourire cordial. Elle ne me connaît pas ; elle m’est inutile. Ma Tête n’est pas du même avis : Espèce d’imbécile, si tu réussis à lui faire croire que tu as du charme, elle te donnera à manger. Jusqu’à présent, les étrangers que j’ai croisés se sont rués à mon aide parce qu’ils ont connu mon moi antérieur. Mais là, face à cette femme rangée que je rencontre pour la première fois de mes deux vies, la victoire n’est pas certaine. J’essaie quand même ; je n’ai rien à perdre. Je contracte mes zygomatiques pour former une expression maxillo-faciale amicale. Elle reste de marbre. Peux mieux faire. Je jette un regard furtif dans sa direction. Elle est objectivement attirante. Je le lui dis et, en une fraction de seconde, ses lèvres sont sur les miennes. Je la laisse m’embrasser un moment, puis j’y mets du mien, par politesse. Et parce que je veux manger. L’arrêt de l’ascenseur coupe court à notre activité improvisée. Avant de sortir, elle murmure les plus beaux mots que j’aie entendus de la journée : « On va manger un morceau ? »
Durant mes longues heures libres, j’avais tenté de justifier mon état – ou plutôt mon absence d’état – actuel. Enlèvement extraterrestre, crise psychotique, complot gouvernemental… J’ai dû m’arrêter à « morsure de vampire » parce que ça m’a donné soif. Or, comme je n’ai pas pris la question de la femme bien élevée pour une invitation à croquer des nuques, je peux réfuter cette théorie.
 
Je trouve le restaurant… pas si mauvais. Peut-être parce que j’ai hâte d’enfin rassasier ma faim, ou parce que j’ai une femme objectivement attirante à mon bras. Quoi qu’il en soit, le lieu n’est pas lugubre et l’atmosphère pas déprimante. Au contraire, le personnel est un peu trop jovial à mon goût ; surtout l’homme derrière le bar, qui a l’audace de nous faire un signe de la main. J’aimerais bien lui faire un signe de mon majeur, mais je suis en compagnie d’une dame. Et j’ai du respect pour les règles de savoir-vivre.
 
Je ne prétends même pas m’intéresser aux propos de ma compagne de table. Le serveur – qui ne fait aucun geste déplacé, et qui m’est donc d’emblée sympathique – me tend le menu. Je le dévore du regard et commande un gros double burger. Sitôt fait, ma faim s’évapore. Je ne sens plus le besoin, ni l’envie, de manger. Je consommerai le plat, pour sauver les apparences. Mais la jolie femme est redevenue inutile ; je n’ai plus à feindre le moindre intérêt pour sa personne. Elle a l’air de percevoir le changement de dynamique : elle agrippe ma main, et soutient mon regard. Elle me dit qu’elle me connaît, mais mon soulagement est de courte durée : elle parle de mon type de personnalité, qu’elle qualifie d’« âme perdue ». J’espère que les autres âmes perdues qu’elle fréquente le sont au sens figuré. Être perdu à soi-même est en réalité… fatigant. Je sens d’ailleurs la fatigue m’envahir, et nos plats n’ont même pas encore été servis. Sans la moindre idée de l’heure qu’il est, je conjecture que la nuit va être longue. Mon cadavre doit s’inquiéter de mon absence prolongée. Je contemple l’idée de présenter ma nouvelle conquête à l’amour présumé de ma vie. Je ne trouve ces pensées ni fructueuses, ni divertissantes, mais je les pense quand même.
 
La petite nouvelle me dépose devant « mon » studio. Personne d’autre ne l’a réclamé. Et si jamais ça arrive, j’aurai recours à l’argument infaillible : « Qui va à la chasse perd sa place. » Déjà, c’est bon signe que je me rappelle où il se trouve. Ce n’est pas le cas de quiconque d’autre qui compte me le disputer. Tout le monde n’a pas ma mémoire visuelle surdéveloppée.
 
Je n’invite pas mon autre moitié à monter, c’est trop tôt pour lui montrer le cadavre dans le placard. (Non, je n’ai pas rangé mon cadavre, c’est juste une façon de parler.) Et oui, si je tiens à faire bonne impression, c’est effectivement parce que j’avais décidé un peu plus tôt, entre deux gorgées d’eau, que je la garderai, la vivante. Pour avoir un peu de normalité. Une petite amie, c’est commun ; ça me fera du bien.
En guise d’adieu, elle m’embrasse, parce qu’elle est décidément une femme désinhibée. Le baiser est chaste ; il a tout pour me plaire. Scelle-t-elle ainsi cette nouvelle relation ? Je veux lui dire de calmer le jeu un peu, quand même. Mais je me répète qu’une petite amie a ses avantages. C’est le prix à payer pour se sentir ordinaire.
En entrant dans l’immeuble, une dame faisant rouler une valise me bouscule, encore. La même que ce matin ? Les deux fois, j’ai regardé la valise plutôt que ce qui traînait devant. J’attendrai le prochain incident pour vérifier.
 
De retour dans le mini-studio. Mon cadavre n’a pas bougé. En revanche, son odeur est plus prononcée. Sa manière à elle de se venger de moi ; la seule dont elle dispose. « Juste vous dire que j’ai désormais reconnu mon crime, l’ai accepté, me suis pardonné, et ai choisi de tourner la page, je lui annonce d’un ton véhément. Ne m’en haïssez point. Et si par chance je ne vous ai pas tuée, je ne vous en voudrai pas de m’avoir fait douter de mon innocence ; je le promets. Séparons-nous à l’amiable. Évidemment, vous pourrez rester aussi longtemps que vous le souhaiterez. La puanteur ne me dérange pas plus que ça. »
 
Avant de m’éteindre pour la nuit, une dernière pensée : Avec un peu de veine, demain tous mes souvenirs seront revenus. La vie reprendra son cours. Mon cadavre sera de nouveau en vie ; moi aussi. Le fou rire de Ma Tête à cette idée me berce jusqu’à ce que je perde conscience.

 
 


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