Le Coiffeur de Finchley Road

Anne-Louise Mathie

 

Prologue

 
 
 

Comme tout le monde ici à North London, je suis sidérée ; par la soudaine montée du virus, par les bulletins du soir venus d’Italie, par le confinement prochain de mon école, qui signifie que tous les élèves suivront les cours de chez eux à l’exception des familles de travailleurs-clés et des enfants aux besoins spéciaux ou “à risque”. Waouh ! Je vais devoir préparer mon travail en ligne, et pas seulement pour PowerPoint à l’école. Je vais devoir utiliser Microsoft Teams, quelle que soit cette chose. Je réalise que je vais devoir demander à mes enfants de m’y former. Le pire, c’est que j’aurai à la maison trois adolescents, Ben (dix-sept ans), Zoé (seize) et Jack (treize), ainsi que Lauren (sept). J’aime beaucoup mon travail mais l’idée de devoir enseigner toute la journée à mes propres enfants ne me transporte pas. Pour être plus honnête, ça ne me dérangerait pas s’il s’agissait de petits chéris qui veulent apprendre. Mais ce n’est pas le cas. Et ils ne voudront rien apprendre de moi. Et comment les garder motivés pour le travail que donneront leurs professeurs ? Jack a treize ans et adore aller à l’école, mais pour une seule raison : être avec ses amis. Même en temps normal, il ne fait jamais ses devoirs, ou du moins se débrouille pour les faire assis à l’arrière du bus avec ses copains. Peu de chance que, en compagnie moins inspirante, il réalise quoi que ce soit pendant le confinement. Zoé aura tout le temps la tête dans ses livres et sera frustrée de ne pas pouvoir être en avance sur le programme. Elle n’a pas besoin des autres pour apprendre, mais de compétition pour être satisfaite d’elle-même. Et elle adore discuter, surtout politique. Ben s’inquiète pour ses candidatures d’université et de l’issue de ses examens de terminale. Il est probable que Lauren sera la seule à être heureuse. Elle aime encore jouer avec ses peluches dans le jardin et voudra donc probablement faire ça tout le temps et même cela m’inquiète ; ce n’est pas normal d’aimer jouer avec des peluches à sept ans. Le pire de tout : ses frères et sa sœur la taquineront sans cesse à ce sujet.

Un jardin ! Au moins, nous avons un jardin. Des dizaines d’autres familles à North London n’en ont pas. Imaginez être une mère célibataire avec trois enfants de moins de huit ans, et ne même pas pouvoir quitter votre appartement. Il paraît que nous pouvons aller au parc tous ensemble pour une heure d’exercice. Mais quel adolescent voudra sortir en famille ? Lauren est la seule que ça n’embêtera pas. Et je ne peux pas vraiment faire confiance aux autres pour ne pas retrouver leurs amis. En dernier recours, je me dis : « Dieu merci qu’Instagram, Twitter et Messenger existent ! » Peut-être que, grâce à eux, tout le monde gardera sa tête.

Et puis, il y a mon mari, Jérémy. Il travaillera lui aussi à partir de la maison. Plus moyen d’échapper à la douceur du foyer par un long trajet professionnel. Certains se plaignent de la fatigue et la sueur dans les transports vers le centre de Londres ou Canary Wharf. Jérémy, lui, adore ça ! Il aime la bousculade humaine du métro, traverser le Shard, et l’excitation de dîner dans un restaurant local avant de revenir au bureau pour une autre réunion entre partenaires, tard dans la nuit. Il ferait peut-être mieux de rester confiné dans son bureau ! Je suis sûre qu’il y serait plus stimulé qu’à la maison avec nous.

À la réunion du département d’anglais de l’école, où nous étions censés parler stratégies d’enseignement, la cheffe adjointe de mon département a raconté que son conjoint et elle allaient travailler à la maison à tour de rôle, pendant que l’autre s’occuperait de leurs enfants de deux et quatre ans. Bonne chance si la relation est parfaite ! Ça ressemble au schéma idéal. Je pense avoir raté le coche de la modernité. Imaginez Jérémy me dire : « Je surveillerai les enfants tous les matins pendant tes cours en ligne avec tes élèves de seconde et troisième ! » Mais c’est probablement pour le mieux. Nos enfants détesteraient être surveillés par lui encore plus que par moi.

Notre foyer sombrera dans le chaos. Personne ne s’occupera de rien. Que pourraient-ils faire de toute façon ? Jack met à l’épreuve mon statut d’enseignante à plein-temps : « Pense à toutes les familles sans ordinateur ; ils ne peuvent pas t’obliger à travailler, surtout avec une excuse aussi parfaite que celle-là. » Ce serait, je me dis, comme ne pas venir en retenue un million de fois.

Je me souviens, pendant ma première année d’enseignement, avoir essayé d’assurer le suivi d’un garçon qui ne faisait jamais ses devoirs et n’assistait pas à certains de mes cours. Il avait un tuteur à l’ancienne (un principal comme nous les appelions), M. Warwick, qui m’a un jour paternellement prise à part dans la salle des profs.

« Mia, un conseil. Je sais que tu as passé cette dernière semaine à courir après Paul Durrant et à t’assurer qu’il était en retenue, n’est-ce pas ?

– Oui, j’ai hoché la tête, déjà épuisée après seulement quelques minutes de la journée.

– Qui d’après toi sortira vainqueur de cette histoire ? »

J’ai secoué bêtement la tête.

« Je peux te dire tout de suite que ce ne sera pas toi, a déclaré M. Warwick avec assurance. Paul Durrant gagnera à tous les coups.

– Mais je suis supposée faire son suivi, non ? Nous avons pour instruction de faire le suivi des absentéistes, ai-je énoncé avec la supériorité morale d’une enseignante fraîchement diplômée, qui croit en l’éducation des opprimés.

– Mia, tu es supposée lui enseigner. Mais ça ne sera pas le cas. Tu vas juste t’enfoncer – à le traquer ou lui téléphoner à la maison, là où personne ne s’occupe de lui. Même si tu réussis à l’amener en retenue, le travail sera d’un niveau abyssal parce qu’il n’aura pas assisté aux cours. Crois-moi, tu n’en sortiras pas gagnante.

– Mais que suis-je supposée faire ? » j’ai demandé, désespérée. J’avais le sentiment que les conseils de Miss Pearson n’auraient pas été les mêmes que ceux de M. Warwick. Elle était chargée de réunir ceux qui n’assistaient jamais aux cours et ne faisaient jamais leurs devoirs, et elle croyait aux statistiques.

« Laisse-le tranquille, a répondu M. Warwick avec assurance. Tu auras alors le temps et l’énergie d’enseigner à tous ceux qui veulent apprendre. Oui, il y en a quelques-uns ! il me sourit. Paul Durrant n’en fait pas partie et il sera beaucoup plus heureux si tu arrêtes d’être à ses trousses.

– Mais il faut bien qu’il finisse par apprendre ! j’ai protesté avec indignation.

– Ça arrivera sans doute un jour, mais ce ne sera pas par toi. Ça arrivera peut-être quand il mûrira, ou alors s’il est envoyé dans une école spécialisée ou grâce à l’attention d’une bonne assistante sociale. Et tu n’auras pas fait de dépression nerveuse en cours de route. »

Depuis, j’ai suivi les conseils de M. Warwick. Fais ce que tu peux. Inspire si tu en as l’occasion. Ne te tue pas quand tu n’y arrives pas. Leçon apprise : on ne peut pas résoudre les problèmes éducatifs de tout le monde.

Les années précédentes, j’avais déjà découvert que je ne pouvais pas enseigner à mes propres enfants quand ils ne voulaient pas apprendre. Je peux les forcer à rester à la table de la cuisine et réciter des faits pour un test, mais pas les forcer à apprendre. Quand je pense à l’avenir et à ce qui pourrait arriver pendant le confinement, je me dis que soit mes enfants deviendront délinquants, soit je ferai une dépression nerveuse. J’ai besoin de M. Warwick pour garder les pieds sur terre.

Et je ne pourrai même pas me plaindre aux autres profs et surveillants des horreurs commises par les enfants, car nous serons privés de salle des profs.

La possibilité de se plaindre est la bouée de sauvetage de tous les enseignants. Si quelqu’un se comporte mal dans votre classe, il le fait probablement aussi ailleurs. Quel réconfort de pouvoir s’en plaindre en buvant une tasse de thé dans la salle des profs ! Cela vous conforte dans vos positions. Là, mon seul compagnon d’infortune sera Jérémy, et je doute qu’il soit aussi compatissant que mes collègues de la salle des profs. Et je ne peux même pas blâmer les parents criminels ou négligents ! Le fait est qu’il n’y aura personne d’autre à blâmer que nous-mêmes à propos du manque d’intérêt de nos enfants pour leurs études. Déprimant !

Je ne me soucie même pas tant que ça de leur éducation. J’aime enseigner, mais j’ai toujours pensé que l’éducation est largement surfaite. Ce n’est pas le genre d’opinion à partager avec la plupart des enseignants sérieux, et certainement pas avec ceux qui font la publicité de L’Enseignement d’abord ! C’est en voyant tous les obstacles que les adolescents doivent franchir et les réponses “correctes” qu’ils doivent donner, qu’on réalise qu’aller à l’école est comme suivre une recette. Je ne suis pas sûre qu’il en soit ainsi de l’éducation. Être dirigé est apparemment le sens initial du mot. Dirigé où ? Uniquement là où le système veut que vous alliez, apparemment pour que vous puissiez pondre la bonne réponse sur une copie d’examen.

Maintenant, après l’annonce du premier ministre Boris Johnson, je suis en état de choc.

Tout d’abord, des gens sont en train de mourir à droite et à gauche, et je m’inquiète pour ma tante Annie à Tower Hamlets qui n’a pas d’enfants et qui “ne fait pas dans” les ordinateurs ou les téléphones portables. Je l’ai déjà appelée sur sa ligne fixe et, fidèle à son sens pratique et pragmatique, elle m’a dit de ne pas me faire de souci et que, dans son immeuble, c’est elle qui veille sur les autres.

Ensuite, vingt-quatre heures par jour, je serai enfermée avec un mari qui ne veut pas aider. Je devrai partager ma maison avec quatre jeunes qui ne veulent pas être là. Et je devrai créer des leçons décalées et engageantes pour les onze à dix-huit ans, en ligne, noter s’ils atteignent leurs objectifs et remplir des tableaux.

Le plus gros choc de tous ? Tous les salons de coiffure vont fermer leurs portes ! Panique ! Qu’est-ce que je vais faire de ma teinture ? Cela pourrait durer trois mois et je devrai continuer à me montrer en ligne à mes élèves. Des mesures radicales s’imposent ! Avant que tous les supermarchés ne commencent à arrêter leur achalandage, je dois stocker de la teinture. On peut vivre sans pâtes et se passer de papier hygiénique (pendant mon année sabbatique en Afrique, le papier journal a bien fait l’affaire) mais je sombrerai sûrement dans une grave dépression si mes cheveux deviennent à moitié gris. Même mes enfants me taquineront. Jérémy ne remarquera probablement pas, et Lauren sera trop occupée à jouer avec ses peluches, et elle m’aime encore inconditionnellement – la seule au monde. Mais les autres ?

Et si les coiffeurs ferment, mon exutoire pour les commérages, les échanges de points de vue, la totale liberté d’expression et les disputes scandaleuses disparaîtra. Certains disent ne pas pouvoir survivre sans Twitter mais moi, je ne peux pas survivre sans Johnnie.

 
 
 


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