Trou Noir

Hhala Khouri

 

1

IAN

Dans le vestibule d’Anna,

Se demande pourquoi elle l’a largué

Le 17 novembre 2022, vers 23 heures.

La porte d’Anna claque derrière moi.

Je reste là un instant, sonné, assourdi par son écho qui envahit le vestibule.

Pourquoi a-t-elle mis fin à notre relation une semaine avant mon anniversaire, et juste après le plus bel après-midi que nous ayons jamais passé ? Pourquoi suis-je parti, et pourquoi ai-je fermé la porte derrière moi ?! Elle l’aurait peut-être laissée ouverte. Peut-être y aurait-il eu une attaque terroriste, ou qu’un vendeur de crème glacée aurait surgi. Elle m’aurait peut-être alors demandé de revenir à l’intérieur.

Et aurait évité de faire la plus grosse gaffe de sa vie.

Nous étions, il y a quelques minutes à peine, blottis sur le canapé dans sa « chambre à musique », sa tête sur mon épaule. Mes doigts étaient dans ses cheveux et les siens caressaient distraitement mon bras. Mais brusquement tout s’est arrêté, et d’un mouvement sec, elle s’est dégagée puis m’a fait face et a dit, ses yeux transperçant les miens :

– Ian, arrête donc de regarder notre ombre sur le mur et écoute-moi bien. Je. Ne veux. Plus jamais. Te voir. Je ne veux même plus t’entendre parler. Plus jamais. Tu m’entends ?

Abasourdi, je me suis levé. J’ai pris ma montre sur la table, et j’ai avancé vers la sortie de notre cocon tamisé, hébété, me cognant contre un meuble, puis contre un autre. Mon ombre, toujours assise sur le canapé, retirait tranquillement une cigarette de sa boîte.

Les pas d’Anna résonnaient derrière moi. Je me suis arrêté, me suis retourné. Puis j’ai tendu le bras et poussé une soyeuse mèche bleue derrière son oreille. Elle n’a pas bougé quand mon pouce s’est attardé sur sa joue. Il fallait que je parle, malgré ce qu’elle m’avait dit. Et, en dépit des mots coincés dans ma gorge, que je voulais lui dire mais que je devais maintenant garder pour moi, j’ai quand même laissé échapper :

– Il fait plus chaud dans la chambre à musique… Tu devrais y retourner.

Elle me regardait d’un air interrogateur, du moins c’est ce que j’ai cru. Je me suis alors convaincu qu’elle attendait quelque chose de moi, que j’avais peut-être encore une chance. Et j’ai rivé mes yeux aux siens, espérant en même temps qu’elle change d’avis, ou pouvoir remonter le temps. Mais rien ne s’est produit ; son regard était maintenant complètement vide. J’ai donc détourné le mien et fixé mes chaussures, rentré ma queue de cheval dans mon bonnet, zippé et boutonné mon parka.

Je lui ai dit au revoir, suis sorti. Et j’ai fermé la porte derrière moi.

Pourquoi a-t-elle rompu avec moi ?! La sinistre sonnerie de l’ascenseur me fait penser à un hôpital. Instinctivement, je cherche mon masque dans ma poche, le mets (même si personne ne le fait plus), et j’entre. La question que j’aurais dû lui poser se répercute avec insistance dans ma tête, comme un leitmotiv coupable et accusateur, et un tourbillon de souvenirs, d’un blanc aveuglant, envahit mon esprit confus : Anna qui chante devant ma fenêtre, ou dégustant lentement une barre de chocolat, moi buvant une bière sur sa terrasse, ou nous deux dans sa cuisine, en train de concocter une nouvelle version de notre ragoût de bœuf à la mongolienne du mardi.

L’ascenseur s’arrête brusquement et je me réveille. Je reprends mon souffle et sors. Je grimpe en voiture. Puis je démarre, les yeux rivés sur la route.

Mes souvenirs me ramènent à la première fois où j’ai vu Anna, le jour où elle m’a réveillé aux aurores en chantant très fort devant la fenêtre de ma chambre ; quand j’ai jeté un coup d’œil à travers les lattes des volets et vu ses cheveux courts et décoiffés, bleu électrique sous les rayons du soleil matinal, qui m’ont rappelé une autre. Elle s’est retournée. Et, soudain, j’étais certain de la connaître même si nous ne nous étions jamais rencontrés, et que je lui dirai un jour que tout était clair à la seconde où je l’ai vue. Bouleversé par cette certitude inattendue, je la regardais continuer à chanter.

Je me ressaisis, à nouveau, attrape mon téléphone et vérifie l’écran, mais il n’y a aucun message non lu. Je dépasse l’espace de stationnement en face de mon immeuble, et gare ma voiture devant l’ancien appartement d’Anna – quand nous étions voisins. Je saisis les clés de mon appartement, et sors sous la pluie torrentielle, puis grimpe les escaliers jusqu’à mon appartement. Je suis sur le point de frapper à la porte, mais réalise heureusement à temps que Maman dort probablement déjà, et ouvre avec ma clé. Je fonce droit vers ma chambre, me débarrasse de mes bottes dans le couloir, ignorant leur choc sourd sur le vieux parquet. Trempé, je m’affale sur mon lit qui grince.

Puis j’attrape mon téléphone et envoie un texto à Josef.

« Elle m’a jeté dehors », j’écris, noyé dans le sable mouvant de mes draps.

Il m’appelle :

– Mais qu’est-ce que tu dis, là ? J’ai pensé que quelque chose était arrivé à ta mère !

– Laisse tomber ma mère ! Anna m’a quitté !

– … Pourquoi ?

– Je ne sais pas ! je gronde à travers mes dents, ma mâchoire si serrée que je la sens jusqu’à l’arrière de mon crâne.

– T’inquiète, elle va t’appeler demain. Tu devrais mieux connaître les femmes, toi. Va te coucher. Et dors.

Mais Anna n’est pas une femme comme les autres.


 

 

2

IAN

Dans la rue,

Se demande pourquoi Anna l’a largué

Le 18 novembre 2022, 1 heure.

Pourquoi m’a-t-elle quitté ? Je m’assieds, résigné ; je ne m’endormirai pas de sitôt. Et décide alors d’emmener Star et Zeus faire un tour. Je sors de ma chambre et monte sur la terrasse gelée ramener mes deux potes de leur niche.

Il est une heure du matin. Les rues du Vieux-Montréal sont désertes et glissantes. Les chiens, danseurs maladroits, m’entraînent dans un numéro échevelé. Et je ne peux m’empêcher d’imaginer Anna, traînée sur la route verglacée par l’éléphant de ses rêves.

Star, Zeus et moi finissons par nous arrêter devant la porte d’une boulangerie.

Que fait-elle maintenant ? Attend-elle que le jour se lève pour m’appeler et me reprendre ? Quoique je doute sincèrement qu’Anna s’inquiéterait de l’heure qu’il est…

Je me demande ce que nous pourrions faire ensemble demain ; un pique-nique sur le Plateau-Mont-Royal, peut-être ? Mon fournisseur en vin habituel ouvre ses portes à midi. J’aurai donc assez de temps en matinée pour acheter fromage (Manchego au romarin), noix, pas de cornichons, salami épicé, du raisin pourquoi pas, du chocolat pour elle, et du pain. Ensuite, j’irai ramener une ou deux bouteilles de vin rouge, ou, encore mieux, son blanc doux préféré, et… Mais non… où ai-je la tête ?! Impossible d’organiser une sortie en plein air par ce temps ! Un restaurant alors, peut-être ?

Mais je n’ai pas les idées claires, c’est évident ; Anna refuse systématiquement d’aller avec moi partout où il y a du monde. On pourrait penser qu’elle a un mari tapi quelque part, tout le temps, et qui attend.

J’ai l’impression de n’exister que si je suis seul avec elle, et je n’ai encore jamais osé lui demander pourquoi. Elle ne m’a jamais demandé de me joindre à elle quand elle sort. Et je sais qu’elle sort souvent, avec ses amis ou seule, dans des bars et des clubs, des galeries et des salles de théâtre. Je le sais parce que je l’ai suivie plus d’une fois. Et, aussi, parce que je sais qu’elle ne vérifie jamais ses messages quand elle n’est pas chez elle. Et, très souvent, de longues heures passent avant que ceux que je lui envoie ne soient lus.

J’ai beau me gratter la cervelle, je ne comprends pas pourquoi Anna ne voudrait pas être vue avec moi. Il n’y a pas de quoi avoir honte ou se sentir mal à l’aise en public. J’ai vingt-cinq ans, et ça ne m’était encore jamais arrivé jusque-là.


 

 

3

ANNA

Rêve de la nuit et du jour

Après sa première soirée avec Ian

Le 18 novembre 2022, 1 heure.

Anna ferme la porte, prend son manteau et sort sur la terrasse fumer une cigarette. Elle s’assied sur le banc couvert de verglas, ignorant l’humidité qui très vite s’infiltre à travers ses couches de vêtements, et plonge le regard dans le ciel vide. En même temps stupéfaite et divinement heureuse. Elle vient juste de réaliser ce qui s’est passé ; la réalité a fait son chemin dans son esprit il y a tout juste quelques secondes ; lentement pendant qu’elle fermait la porte derrière Ian, puis l’a frappée de plein fouet au son creux du loquet. « Il ressent lui aussi ce lien mystérieux qui [les] unit ! Ce n’est pas seulement [son] imagination. »

Anna éteint sa cigarette et se lève, le regard toujours plongé dans le ciel. Elle ne veut pas repasser la soirée dans sa tête, certaine qu’aucun souvenir ne pourrait rivaliser avec ce qu’elle vient de vivre. Elle entre, enlève son manteau, le jette sur le dossier d’une chaise, puis va directement au lit.

Le lendemain matin, elle se réveille à l’aube et commence ses abdos. Quelques secondes plus tard, elle réalise qu’elle a oublié de compter. Alors elle recommence. Mais encore une fois, au bout de quelques instants, elle ne sait plus combien elle en a fait ni combien il lui reste à faire. Ça ne marchera pas, c’est évident. Alors elle se lève et, sans réfléchir, va jusqu’à la chambre à musique.

Il y a une bouteille de vin vide sur la table, et deux verres, dont un est à moitié rempli. Elle sourit, va dans la cuisine et met la bouilloire en marche.

Il est quatre heures du matin. Anna se réveille en souriant, mais une fraction de seconde plus tard, son visage s’assombrit : ce n’était pas la veille, mais un rêve. Elle a revécu en rêve la première visite d’Ian.

Elle s’assied dans son lit. Elle voudrait tant pouvoir retourner à cette première soirée. Mais aussi, voudrait qu’elle n’ait jamais eu lieu, parce qu’elle ne pourra plus jamais revenir à avant que tout ça ne soit arrivé.

Tout au long de leur relation, elle avait eu des doutes, l’un des plus récurrents étant sa peur obsessionnelle d’ennuyer Ian au point de le perdre.

Une crainte qui l’envahit avec presque tout le monde. À cause de ce qu’elle a vécu, petite fille, avec ses parents :

Anna, enfant, parlait beaucoup. Elle avait toujours des choses à dire, tout le temps.

Mais ces choses n’intéressaient pas ses parents.

Sa mère en riait, répétant sans cesse que sa fille vivait sur une planète à elle et croyait à tort que ses idées étranges intéresseraient de simples humains.

Son père, quant à lui, lui avait simplement dit, une fois – il n’était pas du genre bavard :

– Je te conseille de préserver ta voix, parce que tu n’en as qu’une certaine quantité en toi. Un jour, jeune fille, il ne te restera plus aucun mot et tu seras muette pour toujours.

Depuis, Anna repasse ces mots dans sa tête.

Plus tard, et même quand Anna n’était pas certaine que ses histoires intéresseraient les gens autour d’elle, elle ne pouvait s’empêcher d’être un moulin à paroles. Surtout lorsqu’elle était nerveuse et ses émotions profondément impliquées.

Certaines des personnes qu’elle a rencontrées en grandissant ont souligné sa volubilité, parfois trop vigoureusement. Ce qu’Anna entendait, c’est qu’elle les ennuyait. Au point de croire que non seulement ses mots, mais aussi ses actions, voire même sa vie, suffiraient pour que les gens la trouvent abrutissante.

Mais elle a toujours réussi à captiver Ian ; pas une fois elle ne l’a soupçonné de ne pas prendre plaisir à être avec elle, ou à écouter son bavardage. Elle lui déclarait quand même parfois qu’elle était consciente de son « défaut », et ajoutait vite, enjouée, qu’il ne serait pas déçu.

Elle se rendort.

 
 



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