Boum !

Y.S. Germanos
 
 
 

EXTRAITS



Je me suis dirigé vers le son, déterminé et furtif, comme en chasse à la proie. Et je l’ai vue. Une jeune femme. Au bord d’un lac. Elle tenait à la main un os, celui d’un grand rapace je crois. Percé de trous. Les lèvres de la femme enserraient le bout, et ses doigts se déplaçaient d’un trou à l’autre, agiles et prestes. Et la magie jaillissait. De cet os troué sortait un son enchanteur, captivant, voltigeant vers moi. Au bout de quelques instants, elle a éloigné la chose de ses lèvres entrouvertes. Puis de sa bouche sortirent des sonorités tout aussi enchanteresses, si différentes de vos grognements gutturaux habituels. La voix s’élevait dans les airs et, pareille aux notes de la flûte, venait à moi en voltigeant, et, pareille aux notes de la flûte, traversait mon corps d’humain pour toucher, pour émouvoir mon autre moi.

Un bruit a dû trahir ma présence : la femme a brusquement tourné la tête dans ma direction, m’a vu, elle a poussé un cri, s’est levée précipitamment et s’est mise à courir, tenant fermement son instrument dans la main. J’ai couru derrière elle avec, bien entendu, mes habituels grognements gutturaux. Elle était rapide et sa peur devait décupler sa vitesse. J’ai réagi avec mon instinct d’humain préhistorique : le chasseur en moi s’est réveillé, et il a sorti une flèche de son carquois pour la ficher en plein dos de la fugitive.

Elle s’est écroulée avec une sorte de petit hoquet. Je me suis approché d’elle. Elle respirait encore et l’instrument était intact. Soulagé, je l’ai pris dans mes mains et l’ai porté à mes lèvres. En déplaçant mes doigts sur les trous. Aucun résultat. J’ai vite compris qu’il fallait également souffler, expirer de l’air à l’intérieur de cet os. J’ai donc expiré. Mais le son résultant était atroce, à des galaxies de la splendeur produite par la femme quelques instants plus tôt. Mes doigts se déplaçaient sur les trous dans tous les sens et j’essayais de varier mon souffle, mais cela ne servit qu’à m’écorcher les oreilles. Je fermai les yeux pour tenter de retrouver la mélodie, mais rien ne me revenait. Moi dont la mémoire excelle en quasiment tout, je ne me souvenais de rien. Cette splendeur avait cessé ; elle n’était plus dans mes oreilles, je ne savais pas la reproduire, et j’étais même incapable de la garder en mémoire.

À mes pieds, la femme respirait encore. Je me suis agenouillé près d’elle, je lui ai montré l’instrument avec un grand sourire, et, en pointant mon doigt, alternativement, vers elle et la flûte, je lui demandai un nouveau concert. Mais elle ne comprit pas, et me regarda avec des yeux hébétés. Tout en maudissant l’absence de vraie communication avec votre espèce, je l’ai regardée se vider de son sang. Puis, après m’être demandé pendant toute une demi-journée ce que je pourrais bien faire pour apprendre à produire le même son, j’ai mangé la femme. Qu’auriez-vous voulu que je fisse d’autre ?

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Asteria jouait pour moi. Elle composait pour moi. Des mains glissaient sur des cordes, un son magique s’en dégageait, et ces notes m’étaient destinées, ces mélodies étaient pour moi, et seulement par amour ! Je n’avais rien à lui offrir en retour mais buvais sa musique avidement, gloutonnement, et sans relâche. Chaque fois qu’elle proposait de m’en donner, j’étais là pour en prendre. Elle n’était jamais fatiguée, et les notes de son amour effaçaient chacune de mes souffrances, celles de ma vie terrestre et celles des précédentes.

Elle aimait parler, papillonner d’un sujet à l’autre, et quand je lui reprochais son manque de cohérence, elle haussait les épaules et répliquait qu’il y avait bien un lien, mais que moi je ne le voyais pas, car trop borné, trop habitué à réfléchir dans des cadres, pas assez confiant en mon intuition. Elle répétait souvent que l’intuition, c’est juste l’intelligence qui a pris un raccourci.

Elle ne croyait pas aux dieux de l’Olympe ; elle avait le sien propre mais elle n’en parlait jamais, malgré mon insistance. C’était un principe pour elle de ne jamais discuter de croyance religieuse avec quelqu’un car, disait-elle, c’est lui dire « Tu ne reverras jamais tes morts » car au fond, c’est bien de cela et rien que de cela qu’il s’agit quand on parle de religion ; s’inventer le moyen de se consoler de la mort, la sienne et celle des autres. Et moi, je ne pouvais pas comprendre, rajoutait-elle en me regardant dans les yeux.

Et chaque fois qu’elle prononçait ces mots, ma gorge se nouait.

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À chaque bataille, j’avais peur de le perdre. J’avais peur de le perdre en permanence, déjà, depuis son premier « Papa », depuis que je m’étais réveillé dans ses petits bras ; j’avais déjà peur de le perdre à ses trois ans, quand il grimpait aux arbres ; j’avais peur de le perdre chaque fois qu’il s’absentait de mon champ de vision. Comment faites-vous pour supporter l’idée de la mort ? Comment faites-vous pour vous reproduire, sachant qu’il y a la mort ?

Alors évidemment, sur les champs de bataille, ma vie était devenue un enfer car j’avais peur de le perdre au moindre sifflement de flèche. Je louchais en permanence : un œil sur l’ennemi, un œil sur le petit. Et comme il était plutôt intelligent – pas autant que son père mais pas mal quand même – le petit s’en était rendu compte, alors lui aussi avait décidé de rester le plus près possible de moi pour me protéger. De mon inattention nouvelle.

C’est vrai ; obsédé par le fait de le protéger encore plus que par la Musique, j’étais de plus en plus inattentif. Il me le répétait en boucle, me demandait sans cesse de penser à moi, d’arrêter de regarder si souvent dans sa direction, de ne plus le chercher du regard sur les champs de bataille. J’aurais dû l’écouter ; une lance m’a transpercé le cœur alors que mon cheval n’était pas loin du sien. Si je n’avais pas eu les yeux rivés sur le petit, j’aurais vu l’assaillant et j’aurais évité la lance.

J’ai tout de suite compris. Dès que j’ai senti la lame déchirer l’enveloppe la plus externe de ma peau, j’ai compris. Il n’y avait personne autour de nous. Il n’y avait que le petit et moi. J’ai compris que je venais de provoquer sa mort. Notre vie ensemble s’est achevée comme elle a commencé : au milieu de cadavres, entourés par la mort.

Quand la lance m’a transpercé le cœur, j’ai vu un bref éclair blanc.

Et puis, je me suis vu, moi-même, transpercé par la lance, m’écroulant de mon cheval.

Je me suis vu, à partir de l’angle où se tenait le petit.

Je ne voulais pas.

Je ne voulais pas que ça soit vrai.

Je voulais que ce soit un cauchemar.

J’aurais voulu mourir mais je ne voulais pas que son corps disparaisse.

Et je ne voulais pas y être non plus.

Je voulais qu’il revienne.

Je voulais revenir en arrière.

Je n’étais pas, comme pour Asteria, préparé depuis de longs mois.

Comment faites-vous pour vous reproduire, sachant qu’il y a la mort ?

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– Bonjour. Je m’appelle Vodka.

Un court-circuit bizarre s’est produit dans mon cerveau et je me suis mordu la lèvre pour éviter de rire.

– Tu peux rire, jeune homme. Nous connaissons déjà la signification du mot « vodka », dans ton langage. Mais chez nous, les prénoms n’ont pour la plupart aucun sens. Nous les choisissons pour leurs sonorités, car nous n’aimons pas charger une personne d’un message ou d’une signification avant sa naissance. Et nous pouvons changer de nom quand nous voulons, autant de fois que nous le voulons, au courant de notre vie.

Elle a pris une petite pause, puis son sourire s’est élargi :

– Mais après un petit tour dans tes souvenirs, je crois que je vais garder le mien pour un moment. 

Je me suis crispé.

– Ne t’en fais pas, elle a fait d’un ton rassurant, nous ne sommes allés nulle part sans ton autorisation. Ton intimité a été parfaitement préservée. Les souvenirs que tu ne voulais pas partager sont restés en toi. Mais nous avions besoin de savoir qui tu étais, d’où tu venais. Ce n’est pas tous les jours, tu comprends, que nous voyons atterrir chez nous un être venu d’ailleurs. Tombé du ciel.

– Je suis… tombé du ciel ?

– Oui. Tu es tombé du ciel.

– Comme ça, sans rien ?

– Dans une boule en métal.

Et j’ai su nommer « capsule ».

– Dans une capsule ? j’ai demandé.

– Oui, ce mot que tu emploies. Une… comment tu dis ? « Claspule » ?

Quand elle a essayé de prononcer le mot, le son produit par les lèvres et celui dans ma tête étaient le même.

Elle n’a pas attendu que je corrige sa prononciation pour poursuivre :

– D’ailleurs, tu es le premier humain… étranger que nous rencontrons. Du moins, depuis que notre civilisation a une Mémoire Collective.

 

__________

 

– Tu m’emmèneras dans les étoiles, bel étranger ?

– Je… je te promets d’essayer…

– Je t’assure que ça te va bien, « Mille-feuilles ».

– Oui, ma jolie, si tu veux.

Elle s’est redressée au milieu de la tente avec des flammes de colère dans les yeux.

– Comment tu viens de m’appeler ?!

– Il ne faut pas être jolie, chez vous ?

– Je ne parle pas de ça, tu sais très bien de quoi je parle !

Je ne savais pas. Et j’ai écarquillé les yeux.

– Tu as dit « ma » jolie ! Comme une propriété !

– C’est juste une façon de parler. Chez moi.

– Mais les mots veulent dire des choses !

Remis de ma surprise, je lui ai souri.

– Tu as raison. Les miens ont souvent tendance à l’oublier.

Elle s’est soudain calmée.

– D’accord, on fait comme chez toi. Mon… mon joli… ? C’est ça le mot ?

– Il n’y a pas un mot précis, ça peut être n’importe quoi. « Mon cœur », par exemple.

Elle a éclaté de rire.

– Tu sais, il y a même des humains qui disent « mon trésor » ! j’ai rajouté.

Elle a écarquillé des yeux horrifiés.

– Quelle horreur.

– Quand on y pense, tu as raison.

– On peut dire « ma couverture » ?

– Hein ? Pourquoi « ma couverture » ?

– Pourquoi « mon trésor » ?

– …

– On peut dire : « Ma poire amère » ?

Elle s’est redressée et a arpenté la tente en sautillant presque.

– « Ma branche d’arbre » ? « Mon ongle brisé » ? « Ma fringale de minuit » ?

Déconcerté, je n’ai pu que sourire.

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