EXTRAITS
Dans son jardin, elle est Roi.
Elle est Hatshepsout, Boudicca, Jeanne d’Arc.
Ses sujets sont fidèles et heureux sous sa bienveillante monarchie, et elle célèbre son règne au quotidien, s’assurant que toutes ses charges vont bien, et que tout est dans l’ordre voulu.
Elle comprend qu’elle est responsable de son jardin mais ne le possède pas en tant que propriété, car le jardin est vivant : elle est la gardienne, et le jardin représente le soin qu’elle lui prodigue.
Pour Djika, la responsabilité, c’est prendre soin, pas posséder.
Posséder est passé de mode bien avant sa naissance.
Le jardin ne procure pas la stimulation d’un holo-jeu comme Aventure (son préféré), ni les audacieuses échappées d’un récit, mais l’espace du jardin l’accueille quand même dans son étreinte, et elle s’y sent vraiment plus chez elle que dans sa chambre, ou bien dans le séjour où elle s’installe parfois à côté de Maman et Papa pour voir les dernières infos et opinions des nombreux univers à l’extérieur, ou même dans la bulle où Pote et elle jouent la plupart du temps, en sécurité et isolés du reste du multivers.
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– Je viens de tuer dix mille personnes, dit Djika. Je l’ai fait pour en sauver quatre-vingt mille. Pouvez-vous donner un sens à cela ?
– Oui, répond la Reine.
– C’est bien, dit Djika.
Elle regarde la nuit, la Reine à côté d’elle.
– Parce que je ne sais pas si j’en suis capable.
– Tu nous as sauvés, dit Boudicca, émerveillée. Tu nous as offert un cadeau extraordinaire !
– Je n’étais pas censée le faire. J’étais seulement supposée poser des questions.
La Reine est perplexe.
– Pourquoi ? demande Boudicca. Étais-tu supposée me demander ce que je ressentais avant de me regarder mourir ? Quel en est l’intérêt ?
– Je ne sais pas, avoue Djika. L’Histoire est déroutante, non ?
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Jeanne songe à la requête.
Elle se pose des questions au sujet de l’enfant, de son manque de respect envers l’autorité, envers Dieu.
Elle se pose des questions sur l’amour et sur ce que ça veut dire.
Elle réfléchit, pour la première fois, à la responsabilité du pouvoir, à ce qui fait la noblesse, à ce qui fait le sacrifice.
– Je le ferai, répond-elle. Je n’oublierai pas la raison pour laquelle nous nous battons. Je ne laisserai pas cette raison se perdre.
– Comment ? demande Djika.
– Les femmes et les enfants d’abord, répond Jeanne. Les hommes oublient, et croient que tout tourne autour d’eux. J’apprendrai aux femmes à se battre. Les hommes obéiront à leurs femmes.
– Dieu veut-il cela ? demande Djika.
– Dieu comprend, dit Jeanne.
– C’est bien, commente Djika.
Djika sort une croix de métal brillante, et l’offre à Jeanne.
Il y a un déclic, et les chaînes de Jeanne s’ouvrent et tombent.
Jeanne tend le bras et prend la croix.
– Bonjour, dit la croix. Je m’appelle Pote. Que puis-je faire pour toi aujourd’hui ?
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– Il ne s’agit pas d’orgueil. Ni même de péché. Vous avez dit que mon âme doit être purifiée avant d’entrer au Paradis, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Donc il s’agit d’être suffisamment pur pour accéder à une communauté fermée de plus dont le souci est de tenir la racaille à l’écart. Mais la pureté doit être payée, donc quelque part au cours de la vie, elle devient l’argent que vous devez avoir pour intégrer les bons clubs. Et le péché une sorte d’anti-argent, dont vous devez vous débarrasser pour ne pas salir le tapis. Et Dieu n’est qu’un hypocrite élitiste et plus-saint-que-moi de plus qui refuse de nettoyer son bordel et reproche à tous les autres d’être sales.
– Vos paroles sont hérétiques.
– Ça n’est de l’hérésie que pour un croyant.
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Qu’est-ce que le Jugement ?
Je peux vous dire ce que ça n’est pas. Ça n’est pas de la religion. Ça n’est pas de la soumission. Ça n’est pas se donner, corps et âme, à une puissance supérieure. Ça n’est pas insister que votre voie est la seule. Il ne s’agit pas de forcer, ni d’être forcé. Il ne s’agit pas de jugement moral. Il ne s’agit pas de blâme.
Le Jugement est une question de responsabilité. Nous avons tous un grand pouvoir : le Jugement est le moment où nous acceptons ce que ça signifie. Un grand pouvoir s’accompagne d’une grande responsabilité.
Notre génération a atteint le pinacle des possibilités humaines. Chacun de nous a accès à plus de pouvoir que n’importe quel individu du passé n’en a jamais eu. Maintenant, la question est : qu’en faisons-nous ? Sommes-nous les êtres civilisés que nous prétendons être, ou sommes-nous tous des Caligula en herbe, convaincus que le seul siège en valant la peine est celui tout au sommet de l’empire ? Sommes-nous en train d’oublier nos obligations envers la communauté et les autres pour devenir des vagabonds futiles et orgueilleux, allant où bon nous semble, faisant ce que nous voulons, ne nous reliant à rien, ne participant qu’à des plaisirs et des excès temporaires ? Ou bien reconnaissons-nous le sens de notre civilisation et ses possibilités, et attendons-nous le moment où l’humanité en tant qu’espèce pourra enfin grandir ?
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L’égo, par exemple.
Bien trop de dirigeants sont convaincus que leur poste tourne auteur d’eux, et pas des populations qu’ils dirigent.
Après de nombreux échanges, le Conseil rejette l’assassinat et le remplacement comme solutions générales et commence plutôt à réfléchir à la manière d’intégrer le plus grand nombre de personnes.
En introduisant des façons de donner la possibilité aux démunis d’atteindre leur potentiel, le Conseil se dit qu’il y a peut-être une chance pour le peuple prenne le dessus sur les dirigeants et produise de meilleurs résultats.
Au moins, se disent-elles, ça pourrait changer l’équation sur laquelle ont travaillé les dirigeants.
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– Penses-tu qu’il y ait quelque chose à gagner de la foi, Bob ? demande Christian in guise de réponse.
– Moi ? demande Bob. Je suis un démon. Bien sûr que je crois qu’il y a quelque chose à gagner de la foi.
– Quoi ?
– Des suiveurs, déclare Bob.
Pause.
– Bon, répond Christian. En tant que démon, on peut profiter des croyances d’un humain pour accéder au psychisme humain. Ensuite on peut manipuler le concept de péché dans le psychisme pour générer un profit et tirer une satisfaction de la souffrance humaine qui résulte du péché. C’est à peu près ça ?
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Le Pote de Djika reçoit l’instruction, en accuse réception et s’y conforme dans la seconde, puis s’éteint pendant que Lisa et Djika terminent leur repas.
– C’était bon, commente Djika. Sommes-nous prêtes à nous salir les mains ?
Lisa rit.
– Tu aimes jouer avec la terre, hein ?
– C’est sûr, répond Djika. Pas toi ?
– C’est le cas de tous les jardiniers, répond Lisa. Mieux vaut le faire soi-même, à la main, si on veut qu’il soit nôtre, exact ?
– Exact, répond Djika.
Elles quittent la Smarthouse munies de leurs outils et se dirigent vers le lopin de terrain qu’elles ont choisi.
– Tu sais ce que j’aime dans le jardinage ? demande Djika.
– Quoi ?
– J’aime que tout soit important, dit Djika. Ce n’est pas seulement la terre. C’est aussi la lumière, les graines, l’eau et les soins. J’aime qu’il faille faire attention à tout ça et ne rien négliger. Tu comprends ce que je veux dire ?
– Bien sûr, convient Lisa. Tout doit bien s’assembler. Tout doit coopérer pour que ça marche.
– J’aurais aimé que ce soit pareil pour les gens, dit Djika.