Le Coiffeur de Finchley Road

Anne-Louise Mathie
 
 

EXTRAITS

 

Un jour dans la salle des profs, j’ai commencé à parler de coiffeurs à mon amie Joanna, une collègue juive.

« Je n’ai encore jamais vraiment trouvé un coiffeur à mon goût, j’ai avoué.

– De quoi tu parles, ma chérie ? Tes cheveux sont toujours fabuleux. »

Elle m’a clairement crue à la pêche aux compliments. Et les Juifs sont toujours doués pour répondre à ce type de requête. Dans ce cas-là, je ne cherchais pas un compliment mais essayais d’exprimer ce que j’avais souvent ressenti.

« Ce n’est pas leur compétence en coupes de cheveux qui me pose problème. »

Elle a ri. « Alors, quel est le problème ? »

J’étais particulièrement contrariée ce matin-là parce que, la veille, j’étais allée chez un coiffeur du quartier. Je me faisais faire des mèches blondes quand est entré un garçon de seize ans, élève à mon école. Je me suis figée sur ma chaise et j’ai essayé de ne pas regarder dans le miroir. Heureusement, sous la forme de crâne aplatie et plâtrée qui me tenait lieu de tête, je n’étais pas reconnaissable. Mais s’il m’avait vue ? Je ne pouvais plus prendre ce risque.

« Ne sois pas ridicule, Mia. Même les garçons de seize ans savent que les enseignantes ont besoin d’aller chez le coiffeur.

– Peut-être bien, mais je ne veux plus rencontrer l’un d’eux là-bas.

– Tu es juste hypra-sensible.

– Peut-être bien, mais il y a d’autres choses qui m’embêtent aussi chez les coiffeurs à la mode.

– Comme quoi ?

– La conversation.

Je n’aime pas qu’une ado de dix-huit ans me pose des questions, en me lavant les cheveux, sur mes vacances ou mes projets pour la soirée.

J’ai quatre enfants à la maison, mon mari travaille jusqu’à vingt heures tous les soirs, et je ne peux pas prétendre avoir pour la soirée d’autre projets que m’effondrer.

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La nouvelle s’est répandue. Mais pas de la manière à laquelle Johnnie s’était attendu. Il avait toujours été un “questionneur”, quelqu’un qui aimait s’enliser dans les impondérables. Les Juifs sont doués pour poser des questions. Vous n’avez qu’à regarder les petits groupes d’enfants plus religieux dans notre école. À des moments dédiés pour ça, ils s’asseyent dans leur salle de prière à côté de la bibliothèque et discutent de points de loi. Ils n’esquivent pas les questions difficiles, ce qui en fait d’excellents élèves, surtout en cours de littérature anglaise.

Johnnie a posé beaucoup de questions au rabbin après la mort de ses parents, mais il repartait toujours avec plus de questions que de réponses. Comme le constatent les curieux de la plupart des religions, il arrive un moment où on ne peut simplement plus continuer à poser des questions. Il faut décider quoi faire. On doit bien choisir un jour sur quel pied danser. Les Témoins de Jéhovah sont très doués pour faire passer ce message. Si vous tergiversez trop longtemps, ils vous lâchent. Johnnie n’a jamais atteint cette limite. Se balancer était pour lui beaucoup plus confortable que de danser un pied. Ce n’était pas qu’il voulait cesser d’être un juif orthodoxe. Il est né là-dedans. Mais il n’a jamais cessé de remettre en question tout ce en quoi ils croyaient et, au bout d’un moment, tous les rabbins en ont eu un peu marre de lui.

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– C’est pourquoi je ne coupe les cheveux qu’aux femmes, conclut Johnnie, avec un soupir, pendant que nous nous dirigeons vers le salon. Elles savent toujours qu’elles ont raison et c’est plus simple de ne pas discuter.

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« Oui, je sais, ai-je continué à expliquer à mes amies chez Johnnie. Je sais qu’être un travesti n’est pas la même chose que vouloir changer de sexe, mais je me suis demandé si c’était à la base du comportement étrange d’Oncle Alan. Personne ne parlait de ce genre de choses à l’époque.

– Et c’est l’un des points qui se sont améliorés ces dernières années, a ajouté Hadassah. Les gens sont prêts à parler de choses qui dérangent. Parce que parler de choses qui dérangent empêche parfois les choses terribles d’arriver.

– Est-ce le sentiment de toute la communauté orthodoxe ? ai-je demandé à Hadassah.

– Non. Certaines personnes préfèrent faire comme si ça n’existait pas. Mais quand une chose pareille frappe votre meilleure amie, le déni ne sert à rien. Et non, je n’ai pas la réponse. De toute évidence, ça va à l’encontre des enseignements de la Torah et je ne dis pas qu’il existe une solution facile, mais je dis que cela vaut peut-être la peine de parfois parler de choses qui dérangent à l’école, si ça peut empêcher une tragédie de plus. »

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Nous avons le droit de changer. Je n’ai pas les mêmes opinions politiques qu’à vingt-deux ans. J’ai évolué dans ma façon de penser, en partie en écoutant des arguments bien pensés et en observant les politiciens bousiller les choses, être corrompus ou hypocrites. Mais, selon les médias sociaux, nous n’avons pas le droit d’évoluer ; et certainement pas de remettre en question ce qui est communément admis. Dans certains pays, on refuse aux gens le droit de remettre en question les opinions politiques ou celles du gouvernement en place. Nous appelons ces pays des dictatures. Dieu merci, ce n’est pas le cas chez nous. Mais nous n’avons plus le droit de remettre en question ce que disent les manifestants, les défenseurs des droits des animaux ou les défenseurs de l’identité sexuelle. Certaines opinions sont choquantes, bien entendu. Le racisme, les abus sexuels, l’antisémitisme et l’islamophobie sont des abominations. Mais le meilleur moyen d’arriver à bien comprendre est d’obtenir des arguments rationnels, connaître l’histoire d’un mouvement, être persuadé par un bon discours, lire un livre bien documenté ou regarder un programme qui incite à la réflexion. Ce n’est pas en criant et en insultant les gens qu’on sert la compréhension et la croyance – et encore moins en les intimidant en ligne. Je pense en tout cas que la situation a empiré depuis le vote sur le Brexit. Devons-nous diaboliser tous ceux qui ont un point de vue différent du nôtre ? N’est-ce pas ce dont les sectes religieuses stigmatisantes se sont toujours rendues coupables ? Je pensais que nous avions dépassé cela au XXIe siècle. Apparemment pas.

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Je pense qu’ils profitent juste de la culture “Regardez-moi ! Pauvre petit moi !”, servie tous les soirs à la télé en ce moment. Nous sommes en compétition à qui souffre le plus. Maintenant que les examens externes ont été supprimés, j’espère que, tout au long de leur vie, ces enfants ne parleront pas de la façon dont leurs études/carrière/vie professionnelle ont souffert de la pandémie. J’ai interdit à mes propres enfants de mentionner cette éventualité.

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La terre, je pense. On y revient toujours. Plus encore que la religion, la démocratie ou la liberté. Comment réussir quoi que ce soit si nous ne renonçons pas au droit à la terre ?

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Par-dessus tout, c’est l’atmosphère qui était propice à la détente. Quand vous avez des idées et points de vue sur différents sujets, vous devez être attentif sur votre façon de les exprimer, et où le faire. Même loin des horreurs publiées sur Facebook et Twitter, il faut se trouver dans un environnement sécurisant pour explorer d’autres points de vue possibles. On est plus souvent effrayé d’ouvrir la bouche dans des discussions en face-à-face avec des personnes en qui on n’a pas confiance ou qui pourraient être offensées. Ce que les gens ne semblent pas comprendre, c’est qu’on peut changer d’avis sur une question ou essayer de se faire sa propre opinion, en explorant, en écoutant et en donnant des contre-arguments. Quand on peut explorer sans être jugé ou réprimandé, on est susceptible d’être plus flexible dans ses opinions. En réalité, même les discussions des salles des profs ou des dîners ne sont pas forcément libres. Dans la plupart des groupes, il y a les “bonnes” opinions et les “mauvaises”, et malheur à quiconque exprime la mauvaise ! Dans les siècles passés et au sein de certains cercles religieux, politiques ou sociaux, il y avait des limites à ce qu’il était autorisé de dire. Dans notre société moderne, tout le monde désapprouverait ce genre de censure. Les fictions historiques télévisées consistent à décrire des scènes du passé, dans lesquelles un personnage exprime une opinion du vingt-et-unième siècle et est critiqué par ses contemporains ou socialement ostracisé. Nous les trouvions tous vieux jeu, pleins de préjugés, stupides et peu éclairés ! Maintenant, nous avons une nouvelle police morale qui nous empêche de dire des choses “inacceptables”. Je n’oserais pas comparer à la police religieuse de certains pays. Dans notre nouvelle société “éveillée”, woke, on ne nous met pas en prison et on ne nous inflige pas cent coups de fouet. Mais nous pouvons être ridiculisés ou mis à l’écart. Ce que j’aime chez Johnnie, c’est qu’on peut être en désaccord avec les autres, voire choqué par leurs propos, ou considérer une de leurs opinions dangereuse ou pleine de préjugés, mais les considérer malgré tout comme des êtres humains à part entière.

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