Prologue
Dans un quartier de Beyrouth, à l’intersection de la rue de l’Espoir et de la rue du Colonel, à l’intérieur du pâté de maisons créé par les immeubles Pétunia, Karam et Daoud, dans leurs appartements, toits, arrière-cours, terrasses, balcons, sous-sols, escaliers, ascenseurs, buanderies et fourneaux abandonnés, entre février 2013 et février 2014, trente-deux chats d’une même lignée ont vu le jour, dix-sept d’entre eux sont morts, deux ont perdu un œil, un autre deux pattes, un autre sa personnalité, trois ont été torturés, un a consommé des champignons hallucinogènes, un autre du caviar premier choix, quatre ont été dévorés, un autre a fait jouir une actrice de théâtre, et le dernier s’est suicidé après de longs mois de dépression.
C’est à l’appartement 2B de l’immeuble Pétunia qu’eut lieu la première confrontation entre la principale responsable et un habitant du quartier.
Immeuble Pétunia, appartement 2B
Dès que George ouvre la porte de son appartement, tenant la coque de smartphone rose et neuve destinée à Sana pour la Saint-Valentin, il tourne la tête – car George a un sens aigu de l’ouïe – en direction d’un bruit provenant du salon.
Il allume la lumière, scrute chaque coin de la pièce, mais ne voit rien. Il se dirige vers les rideaux bleus, les soulève, puis se retourne vers un nouveau bruit ; de sous le grand canapé de cuir, un chat noir et blanc s’élance et court vers le balcon de la cuisine... puis, du balcon, saute sur la corniche murale... puis à l’intérieur du bâtiment par une petite fenêtre menant vers les escaliers.
George suit le chat des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse... Puis il éclate de rire, et son sourire ne le quitte plus de la soirée.
Le lendemain, de retour chez lui en compagnie de Sana après leur dîner romantique, il se dirige tout de suite vers le canapé du salon. Mais il n’a pas le temps d’arriver à la pièce que le chat est déjà sur le balcon.
Sana, déjà dans la chambre, n’a rien remarqué.
Le troisième jour, avant de partir au travail, Georges ouvre une boîte de thon et la laisse sur le sol de la cuisine. Le soir, à son retour, le thon a disparu. Et le chat est là se laisse approcher à moins d’un mètre, mais dès que George tend la main pour le caresser, le félin s’échappe à une vitesse de félin.
Le quatrième soir, le chat se laisse caresser par George qui le prénomme « Tom » et, trois jours plus tard, Tom rencontre Sana, venue passer la nuit chez son fiancé. La jeune femme a tout de suite une grimace de dégoût ;
– Il y a un chat de rue dans ta maison !
George lui explique que la chose est normale, connue de lui, et le chat fort sympathique, mais sa fiancée ne veut rien entendre et menace de quitter les lieux si l’animal, potentiel nid à parasites, n’est pas confiné à l’extérieur. Penaud, George doit s’exécuter, ouvrant sur le balcon la boîte de thon du soir et refermant la porte-fenêtre aussitôt Tom à l’extérieur.
– D’ailleurs, ton chat c’est une femelle…
– Ah bon ? Tu es sûre ?
– Oui, je les connais un peu, ces bestioles.
George tourne les yeux vers l’animal avec un air de profonde réflexion.
– Tu as des idées de prénom féminin pour un chat ?
– Non, je te le laisse réfléchir… Je t’attends dans la chambre.
George, sourcils froncés, colle son front à la vitre. La chatte s’approche. George s’agenouille pour se mettre à sa hauteur et les deux se fixent, à travers le carreau.
– Ticky ! Je t’appellerai Ticky !
Et tout en regardant craintivement derrière son épaule, il ouvre la porte-fenêtre pour une rapide et fugitive caresse.
Une semaine plus tard, quand George se précipite vers la cuisine pour sa rencontre quotidienne avec Ticky, il la trouve avec une entaille sur le front. Paniqué, il appelle un ami vétérinaire pour se renseigner sur les soins possibles, mais quand il s’approche de Ticky et essaie de l’immobiliser, le félin s’enfuit à une vitesse de félin et ne revient pas pendant dix jours.
Immeuble Pétunia, appartement 5B
Lorsque Mona aperçoit pour la première fois un chat de gouttière noir et blanc, avec une tache en forme d’étoile sur le front, plongé dans une fouille de la poubelle du balcon, elle se précipite vers lui avec des cris aigus et la poêle la plus proche. Le félin s’enfuit à une vitesse de félin, et saute sur la petite corniche murale qu’il traverse pour rejoindre l’intérieur de l’immeuble par un vasistas donnant sur la cage d’escalier.
Mona reste seule avec sa colère et sa poêle, et quand son mari rentre le soir, elle râle encore après ce maudit chat venu salir son intérieur et dérégler ses habitudes. Nabil la regarde avec empathie et promet de régler son affaire à la sale bête si jamais elle s’avise de revenir.
Trois jours plus tard, Mona surprend à nouveau l’intrus, cette fois la gueule plongée dans des arêtes de poisson. Blême à la vue de l’état du sol, elle se jette en hurlant sur le félin qui disparaît aussitôt. Le soir, Mona informe son mari qui hoche la tête avec une mine grave et un air entendu.
Quand l’importun visiteur revient, il trouve un superbe morceau de foie de volaille, et s’en approche sans accorder d’importance à la caisse en bois chapeautant l’appât, retenue par une grande boîte de conserve, et garnie de clous et de tessons. Mona, à l’affut, tire alors la ficelle accrochée à la boîte mais son geste est mal maîtrisé et la boîte, au lieu de s’échapper complètement, s’écroule et roule un peu, coinçant la caisse et limitant sa chute à quelques centimètres – juste assez pour qu’un tesson entaille le front de l’animal, mais sans plus de dommages, et pas assez pour l’emprisonner.
À toute vitesse, le félin quitte pour la dernière fois l’appartement 5D de l’immeuble Pétunia.
Immeuble Pétunia, appartement 7A
Le 18 Février, Tarek rentre chez lui et pose au sol sa valise de voyage. Un frisson le traverse et il se dirige d’un pas rapide vers le salon avant de fixer son regard sur la porte-fenêtre donnant sur le balcon, ouverte d’une vingtaine de centimètres. Il va vers elle et la referme rapidement. Il entend alors un bruit derrière lui, tourne la tête, et aperçoit un chat, sorti de sous le grand canapé, qui le regarde fixement… et qui regarde aussi, derrière lui, l’issue vers le balcon maintenant bloquée. Le félin s’élance alors, à une vitesse de félin, vers le couloir de l’entrée et, par la porte laissée ouverte, rejoint les escaliers.
Tarek éclate de rire et son sourire ne le quitte plus de la soirée.
Le lendemain matin, dès le réveil, Tarek ouvre une boîte de thon et la laisse sur le sol du balcon. Dans l’après-midi, le chat apparaît. Tarek s’approche doucement et l’animal se laisse caresser.
Le courant passe assez vite entre les deux mammifères et les passages du félin deviennent réguliers. Quelques jours plus tard, quand il arrive pour sa visite quotidienne, Tarek se tourne vers lui avec un grand sourire et lui demande :
– Alors, mon grand, chat va ?
Le félin répond Miaou et le sourire de Tarek s’élargit.
– Hé… On dirait que chat va… Ou plutôt… Shava !
Le félin répond Miaou et cligne des paupières.
– Oui, c’est ça ! Shava !
Et Shava, sans doute lassé par la discussion, s’attaque à sa gamelle.
Un jour, l’animal arrive avec une entaille au front. Quand il voit ça, Tarek fronce les sourcils, inquiet, appelle un ami vétérinaire pour des conseils sur la conduite à suivre et, après avoir décrit la situation et la blessure, décide de laisser le temps cicatriser la chose tout seul, comme un grand.
À partir de ce jour, Shava prend l’habitude de venir plus souvent, et même de s’asseoir sur le canapé, à côté de Tarek qui le laisse faire avec un plaisir évident.
Et, tous les soirs, Shava ronronne près du jeune homme pendant ses entretiens vidéo avec la belle Adeline.
– Oh mon cœur, comme tu me manques… Comme j’aimerais être à tes côtés en ce moment… Comme j’aimerais poser ma main sur ton ventre et sentir ses premiers coups de pied…
– Bientôt mon chéri, bientôt… Mais, dis-moi… c’est un chat derrière toi ?
– Un chat de rue qui passe de temps en temps… Je te présente Shava !
– Il a l’air gentil… Il est mignon.
– Je trouve aussi.
Quelques jours plus tard, Tarek, tout en préparant sa valise, jette régulièrement des regards préoccupés en direction de la porte-fenêtre du balcon. De temps à autre, il sort et appelle : « Shava ! Shava ! », puis revient à ses bagages, se gratte la tête, regarde à nouveau vers l’extérieur.
Brusquement, son visage s’éclaire et il prend son portable :
– Marc ? Tu vas bien ? Je te dérange ? Tu m’as bien dit que ton nouveau psy est juste à deux pas de mon appart ? Génial ! Je t’explique : il y a un chat de rue qui passe chez moi de temps en temps et à qui je mets à manger… et je pars aujourd’hui à Paris pour passer deux petites semaines avec Adeline… Donc je voulais voir si ça t’embêterait de passer tous les quelques jours - enfin au rythme de ton psy - et de lui mettre des croquettes… Il passe par le balcon, je laisserai la porte un peu ouverte… Oui, au septième étage, c’est fou, non ? Oui… D’accord, génial, merci beaucoup, mec. Je te laisse un double des clés chez le concierge. Prends soin de toi !
Quand Tarek raccroche, Shava est devant sa gamelle vide et le regarde. Le jeune homme lui sourit :
– C’est bon ! Tu es entre de bonnes mains !
Immeuble Pétunia, appartement 2B
Quand Ticky revient chez George après dix jours d’absence, ce dernier ouvre avec bonheur et excitation la boîte de pâtée premier choix spécialement achetée.
– Hé… Ticky… Il faut que j’te dise… Sana va bientôt venir vivre ici avec moi et tu sais qu’elle aime pas trop les chats… Alors essaie de te tenir à carreau, de ne rien salir, rien déchirer, pas laisser traîner trop de poils… Tu sais, ce genre de trucs…
Et Ticky se laisse caresser, tout en restant un peu tendu.
– Dis donc… Tu prendrais pas un peu de ventre, toi ? On dirait que tu manges bien… Si ça se trouve tu fais un repas chez chaque habitant de l’immeuble !
Mais, quelques jours plus tard, Sana horrifiée donne en hurlant la raison de la transformation physique de Ticky ;
– Enceinte ! Elle est enceinte !!! Tu la chasses tout de suite, George ! Il est hors de question qu’elle nous chie ses mômes dans un placard ! C’est elle ou moi, George, je te préviens, elle ou moi !
George essaie de négocier, d’argumenter, d’attendrir… Mais Sana demeure à la fois inflexible et hystérique.
Mardi 28 Février, à 20h00, Ticky atterrit sur le balcon de George et trouve la gamelle vide et la porte-fenêtre fermée. Elle miaule et gratte la vitre, avec insistance. George apparaît. Il s’approche du carreau.
– Ticky… ma petite Ticky… Je… je ne sais pas quoi te dire… Je suis désolé… J’aimerais pouvoir vous garder toutes les deux… Mais elle s’est complètement butée et tu dois comprendre qu’elle m’apporte… beaucoup… Elle est chiante, c’est vrai… Mais si elle part, je resterai seul… si seul.
Ticky n’arrête pas de miauler en grattant la vitre et George se relève, cogne le mur de son poing. Le félin sursaute. Puis recommence à miauler et gratter la vitre. George sort de la pièce.
Quand il revient, une demi-heure plus tard, Ticky est immobile et regarde fixement à travers le carreau. George lui rend son regard en secouant une tête désolée. Ticky soutient l’échange un bon moment et George cligne des yeux le premier. Alors, Ticky tourne fièrement la tête et repart par la corniche et le vasistas vers la cage d’escalier.
Immeuble Pétunia, appartement 7A
Quand Tarek, après deux semaines d’absence, ouvre la porte de son appartement et pose sa valise sur le sol, il se dirige précipitamment vers le balcon, et regarde autour de lui dans tous les sens en appelant :
– Shava ! Shava !
Mais aucun chat ne répond et Tarek, dépité, entreprend de déballer ses affaires.
Et ce n’est que quatre jours plus tard, le 21 Février à 21h00, que Shava réapparaît enfin.
– Ha, quel appétit... Tu as dû mourir de faim en mon absence... Mais tu as quand même pris du poids... Bref, écoute, tu es chez toi ici, tu peux traîner autant que tu veux ! Après tout, un seul de ton espèce ne gâchera rien d’essentiel dans ma routine.